En Europe, la France n’est plus une terre d’asile

Publié le 5 janvier 2018

El Mouhoub Mouhoud, professeur d’Économie à l’université Paris Dauphine et auteur de « L’immigration en France. Mythes et réalités » chez Fayard, répond aux questions des globe-reporters Kristin,
 Berk, 
Doruk, Diren, Gökhun et Ulaş d’Istanbul.

Droits humains, solidarités et citoyenneté

Alors que la France s’éloigne de son image de terre d’accueil pour les réfugiés humanitaires, la question migratoire y occupe une place de plus en plus importante dans les débats politiques. Le sujet crispe et fait même le jeu des extrêmes. Nous avons cherché à comprendre qui sont les migrants aujourd’hui en France, quelle est leur importance, et quels dispositifs sont mis en place pour les accueillir. El Mouhoub Mouhoud, Professeur d’Économie à l’université Paris Dauphine, nous aide à tordre le cou aux idées reçues et à comprendre ce phénomène complexe. Il est l’auteur de « L’immigration en France. Mythes et réalités », Fayard, 2017.

Combien de migrants sont accueillis chaque année en France ? Quelles sont leurs origines ?

Contrairement à une idée reçue, la France est devenue l’un des pays les moins ouverts parmi les pays de l’OCDE depuis les quinze dernières années. En proportion de sa population, la France reçoit chaque année moitié moins de migrants que la moyenne des pays riches de l’OCDE et se situe en queue de peloton. Chaque année, les titres de séjours délivrés aux étrangers représentent environ 200 000 personnes soit 0,4% de la population française, contre plus de 0,7% en moyenne dans les pays de l’OCDE. Le solde entre les entrées et les sorties d’étrangers se situe autour de 100 000 personnes. Chaque année 100 000 étrangers repartent.

En termes de population résidente (en stock) la France compte 5,9 millions d’immigrés en soit 8,9 % de la population française. Rappelons que selon la définition de l’INSEE est comptabilisée comme immigrée toute personne née à l’étranger de nationalité étrangère ou naturalisée. À cet égard, la France se situe en dessous de la moyenne des populations immigrées de l’ensemble des pays de l’OCDE (13%). 

En outre, la France n’occupe plus sa juste place dans l’accueil des réfugiés humanitaires malgré la récente « crise des réfugiés » provoquée par les conflits et les guerres en Afrique et au Moyen-Orient. 

Est-ce que les pays de provenance des migrants en France ont varié ces dernières années ?

Jusqu’aux années 1960, l’immigration venait principalement des autres pays européens. Ensuite, en raison de besoins de main-d’œuvre pour accompagner la croissance des années 1960, les entreprises ont « puisé » dans l’ancien empire colonial d’Afrique du Nord et d’Asie du Sud-est. Dans les années 1980, l’immigration originaire des pays d’Afrique subsaharienne a commencé à apparaître. Les résultats de l’enquête ELIPA - l’enquête ELIPA (Enquête longitudinale sur l’intégration des primo-arrivants) a pour objet d’appréhender les parcours d’intégration des personnes bénéficiaires d’un premier titre de séjour qui ont vocation à s’installer durablement en France - de 2013 montrent que 36 % des signataires du contrat d’accueil d’intégration sont originaires du Maghreb, 25 % d’Afrique subsaharienne, 8 % des autres pays africains, 20 % d’Asie et 6 % d’Europe hors Union européenne. L’immigration principale provient donc d’Afrique, mais l’immigration asiatique est croissante. C’est d’ailleurs ce que l’on observe dans la plupart des pays de l’OCDE pour qui un nouvel immigrant sur 10 provient de Chine et 4 % d’Inde. La Roumanie et la Pologne occupent désormais la seconde position dans les pays de l’OCDE avec plus de 5 % des flux pour chaque pays.

Sur la longue durée, l’immigration s’est surtout accrue en France durant les périodes 1850-1870 et 1910-1930, avec une origine essentiellement européenne au cours de la seconde période.

Les migrants venus de l’UE sont-ils plus ou moins nombreux en France que les migrants venus d’autres pays ?

Les migrations intra-européennes en libre circulation sont devenues la première catégorie la plus importante (88 000) dans les flux d’entrée avec les migrations familiales régies par les conventions internationales.

Quels sont les différents statuts des migrants en France ?

L’immigration de travail ne concerne que 20 000 personnes par an, dont 10 000 anciens étudiants déjà en France qui demandent la transformation de leur statut. Focaliser une politique sur les restrictions à l’entrée paraît donc en décalage avec la réalité. 

En 2015, l’immigration familiale s’établit à 89 488 personnes (contre 92 000 en 2014). Les 70 000 étudiants représentent la deuxième source d’immigration. L’immigration pour des motifs professionnels demeure à un niveau faible d’environ 20 601 personnes.

Le nombre de demandeurs d’asile, traditionnellement faible, a augmenté pour s’établir en 2015 à environ 80 000 toutes demandes confondues. Le nombre de titres délivrés à titre humanitaire (ceux qui obtiennent le statut de réfugié et peuvent rester sur le territoire) est de 21 583 en 2015, en augmentation par rapport à l’année précédente (20 822).

La plupart des migrants qui arrivent en France sont-ils qualifiés ? Trouvent-ils des emplois en adéquation avec leurs qualifications ?

Les croyances ont longtemps supplanté le diagnostic pour considérer que nous recevions « la misère du monde » et que nous ne pouvions plus l’accueillir. En réalité, la France, pas plus que les autres pays de l’OCDE, ne reçoivent « la misère du monde » : depuis la fermeture des migrations de travail dans les années 1970, les coûts pour émigrer sont supportés par les migrants eux-mêmes, ce qui favorise leur auto-sélection dès le départ, les plus qualifiés ayant le plus de chances d’émigrer. Les représentations fantasmées de migrants peu qualifiés ou peu utiles à l’économie française sont loin de la réalité qui caractérise les nouvelles cohortes de migrants, des années 1990 à nos jours, dominées par des migrants de niveau de qualification plus élevée que celle des autochtones et de plus en plus féminisées.

Les pays qui ont les plus forts taux d’émigration vers les pays de l’OCDE les plus riches, sont des pays à revenus intermédiaires, tels que les pays du Maghreb ou les grands pays émergents (Chine, Inde, etc.). Quant aux pays les moins avancés, ceux d’Afrique subsaharienne, par exemple, leur taux d’émigration global – le rapport entre ceux qui partent et ceux qui restent – est très faible et n’atteint pas les 3 %. Moins de 1 % des Africains vivent dans un pays européen. L’image répandue d’un déferlement de migrants en provenance d’Afrique subsaharienne est bien loin de la réalité.

Le taux d’émigration des personnes qualifiées - C’est-à-dire le rapport entre le nombre de personnes qualifiées résidant à l’étranger et la population qualifiée du pays d’origine - ou disposant d’un niveau d’éducation supérieur au baccalauréat, en provenance des pays pauvres, est en revanche bien plus élevé que leur taux d’émigration global, ce qui traduit le phénomène d’auto-sélection des migrants eux-mêmes, mais aussi la sélectivité des politiques migratoires des pays d’accueil. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne les migrations dirigées vers les pays de l’OCDE, dans lesquels les taux d’émigration de qualifiés sont indiscutablement plus élevés que les taux d’émigration globaux.

Au total, si dans les années 1960 elle « importait les travailleurs peu qualifiés » pour accompagner la croissance des secteurs clés de l’économie des Trente Glorieuses (Bâtiment, construction, mines, automobile…) depuis la fermeture des migrations les coûts pour émigrer sont supportés par les migrants ce qui favorise leur sélection dès le départ, les plus qualifiés ayant le plus de chances d’émigrer. 

Les migrants qualifiés du fait des faiblesses de la politique d’accueil et d’insertion sur le marché du travail sont souvent déclassés et parfois discriminés.

Le problème de reconnaissance et d’équivalence des diplômes, le statut juridique dans lequel les migrants sont mis, provoquent en fait leur déclassement sur le marché du travail. Trois catégories de migrants qualifiés déclassés peuvent être distinguées. D’abord, ceux qui entrent avec un permis de travail et qui ont accepté un emploi ne correspondant pas à leurs qualifications parce que c’était pour eux la seule chance de pouvoir émigrer. Ensuite, les étudiants étrangers qui changent de statut pour devenir migrants et ne parviennent pas à trouver un emploi correspondant à leur qualification, même si en principe en France ce risque devrait être limité puisque les autorités administratives sont supposées vérifier l’adéquation emplois/qualifications. Enfin, les personnes qualifiées qui entrent au titre du regroupement familial ou avec le statut de réfugié ou d’apatride et qui acceptent des emplois en dessous de leur niveau de qualification. Ce « gaspillage » des cerveaux (brain waste) représente une perte non seulement pour les personnes concernées, mais aussi pour le pays d’accueil.

Est-ce que le gouvernement français aide les migrants à trouver du travail ?

Ceux qui entrent comme migrants de travail sont autorisés à résider sur le territoire parce qu’ils ont trouvé un emploi qui ne peut pas être occupé par un natif ou un résident (clause de l’opposabilité de la situation de l’emploi). S’agissant des migrations internationales, le défi pour l’Europe et pour la France en particulier, est de mieux investir dans l’accueil et la formation de ceux qui sont déjà régulièrement présents sur le territoire afin de diminuer le « brain waste » (le gaspillage des cerveaux) lié par exemple à des problèmes de langue parlée ou d’expérience professionnelle pratique.

S’agissant de l’arrivée des réfugiés, leur sélection est impossible par définition puisque les conditions de leur éligibilité au statut de réfugiés protégés sont régies par les conventions internationales. Pour eux se pose le problème clé de l’insertion plus rapide sur le marché du travail par des politiques d’accompagnement, afin de limiter les coûts transitionnels de leur intégration et de bénéficier au mieux de leurs compétences.

Est-ce que la France offre une éducation aux migrants pour l’apprentissage de la langue ?

Il y a des initiatives d’associations et d’institutions universitaires dans ce sens. Mais la politique d’accueil et de formation n’a rien à voir avec ce que font les pays comme l’Allemagne ou la Suède.

Le rapport de l’OCDE « Réussir l’intégration des réfugiés » propose ainsi une intervention anticipée afin d’assurer aux réfugiés potentiels un accès rapide au marché du travail et aux principales mesures d’intégration, notamment les cours de langue. Il est possible de mobiliser les universités et leurs départements de formation continue pour accélérer la reconversion des réfugiés qualifiés. Le CNAM a mis en place des expériences de ce type. Il convient également d’assurer un accès équitable aux services d’intégration sur tout le territoire de manière coordonnée avec les collectivités locales et les associations de migrants. La répartition des demandeurs d’asile sur le territoire doit aussi se faire au regard de la situation locale de l’emploi et en prenant en considération en plus des questions d’accès aux logements.

Quels moyens de transport utilisent les migrants pour venir en Europe ?

Tout dépend des types de migrations et des caractéristiques des migrants. Les demandeurs asiles sont forcés de partir dans n’importe quelles conditions et peuvent utiliser des passeurs par mer et même traverser à pied les frontières montagneuses comme cela se passe aujourd’hui sur la frontière franco-italienne.

Quel est le nombre et la proportion de migrants syriens en France ?

La France a accueilli moins de 10 000 syriens en France depuis 2011 ce qui n’est rien comparé au Liban (1, 5 millions) et à la Turquie (plus de 2 millions) et moins que l’Allemagne qui a reçu quelques centaines de milliers de Syriens.

Comment expliquer que la Turquie accueille trois millions de migrants alors que la France en accueille moins ?

Depuis la « crise des réfugiés » de 2013-2014 que s’est-il donc passé pour la France et ses partenaires ? L’année 2015 constitue une année historique, avec plus de 1,6 million de demandes d’asile enregistrées dans les pays de l’OCDE, dont environ 1,3 million dans les pays de l’Union européenne. Cet afflux de réfugiés est bien sûr alimenté par le conflit syrien, bien que 4,8 millions de Syriens soient déplacés dans les pays limitrophes (dont 2,7 millions en Turquie, plus d’un million au Liban, 700 000 en Jordanie). Rappelons que les pays en développement accueillent la majorité des réfugiés. Selon les chiffres du Haut Comité pour les Réfugiés de l’ONU, sur 65 millions de personnes déplacées dans le monde, neuf sur dix sont accueillies « dans des régions et des pays considérés comme économiquement moins développés », et un quart dans les pays les plus pauvres de la planète.

Cette hyper-concentration géographique des réfugiés pose évidemment des difficultés. Selon les données de l’UNHCR, en Allemagne, en Autriche et en Suède, la demande d’asile atteint des niveaux réellement historiques et les demandeurs représentent plus de 1 % de la population de ces pays (jusqu’à 1,6 % pour la Suède). Pour d’autres pays comme la Finlande, la demande d’asile est un phénomène nouveau et le nombre des demandeurs a beaucoup augmenté entre 2010 et 2014 pour atteindre 32 000 en 2015. Le Royaume-Uni quant à lui enregistre une demande d’asile en augmentation, mais bien inférieur aux taux historiquement hauts du début des années 2000. Aux Pays-Bas, en Belgique, au Danemark, en Suisse, l’augmentation est très marquée : la demande d’asile a environ doublé, mais les niveaux atteints restent comparables à ceux du début des années 1990. La France s’était d’abord démarquée en étant la plus réticente à recevoir des réfugiés, puis en 2015 elle a accepté un plus grand nombre de demandeurs d’asile (80 000, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur). 21 583 de ces demandeurs ont obtenu le statut de réfugiés, soit moins de 0,03 % de la population française… contre vingt fois plus en Allemagne, en Suède, et en Autriche. Selon l’OCDE, « cette augmentation en France semble davantage due à des effets locaux, notamment au traitement des demandes à Paris et à Calais, et à des effets institutionnels, qu’à un véritable afflux des demandeurs d’asile ».

Est-ce que les services éducatifs et les services de santé sont meilleurs en Europe qu’en Turquie pour les migrants ?

Les pays européens ont des niveaux de revenu par tête et de développement plus élevés qu’en Turquie. Les services éducatifs et les services de santé sont plus développés en Europe. Mais une autre autre idée répandue est que les systèmes généreux de protection sociale du Nord pourraient exercer une attraction sur les populations vivant au sein de zones plus pauvres. Dans la plupart des pays, les travaux récents d’économistes montrent des effets nuancés sur les finances publiques et la protection sociale des pays d’accueil. Si durant les périodes de crise, les populations immigrées d’origine extra-européenne semblent bénéficier un peu plus de la protection sociale que les natifs, c’est la situation contraire qui prime pour les pensions de retraite et les dépenses de santé. La raison tient à ce que les migrants sont surreprésentés dans les tranches d’âge de 25 à 60 ans dans lesquelles ils contribuent plus qu’ils ne reçoivent. L’immigration ne constitue donc pas un fardeau pour la France. Son effet reste relativement modéré et s’avère très sensible à la conjoncture économique. Quand on passe à des analyses dynamiques, les études montrent que cette dernière conserve un effet bénéfique sur les comptes de la protection sociale et permet de réduire le déficit.

Questions Bonus : Que pensez-vous de l’accord entre pays européens et Turquie sur les migrants de mars 2016 ?

Cet accord est d’abord le résultat d’une absence de coordination de la politique d’accueil des États membres de l’UE. Il conforte une politique de délégation de l’accueil à un pays frontalier de la Syrie. Il consacre l’unilatéralisme dans la politique d’accueil des réfugiés.

La politique européenne sembler privilégier une approche sécuritaire du phénomène migratoire (surveillance des frontières, dispositif Frontex…), selon vous peut-il y avoir d’autres approches ?

Les pays européens peuvent et doivent jouer leur rôle dans l’accueil de ces réfugiés. D’abord, très simplement, pour des raisons de respect du droit international d’abord parce que ces pays ont ratifié les traités internationaux pour l’accueil des réfugiés humanitaires. Ces droits sont de plus en plus bafoués par certains États membres de l’Union européenne. Ensuite, pour des raisons de cohérence, car ces migrations forcées ont des origines globales ou régionales liées aux conflits internationaux nés des interventions des grands pays du conseil de sécurité de l’ONU. La plupart des migrations de demande d’asile de ces cinq dernières années sont le fait du développement de quinze conflits ou guerres en Afrique et au Moyen-Orient. L’intervention de l’Administration américaine en Irak, quelles que soient les justifications que l’on a pu apporter à cette guerre, a bien provoqué le démantèlement des institutions irakiennes, la marginalisation des sunnites, et la mise en place des conditions du développement des groupes terroristes.

La diffusion régionale des conséquences de la guerre en Irak, tout particulièrement dans la Syrie voisine, a créé ce phénomène d’afflux des réfugiés en Europe. Il en va de même de l’intervention franco-britannique en Libye. Les conséquences de ces chocs qui ont des origines « globales » doivent être traitées de manière « globale », partagée entre les États des pays de l’OCDE. Enfin, pour des raisons d’efficacité, dans l’intérêt même des pays européens. La gestion calamiteuse de la « crise des réfugiés » est bien entendu liée aux réactions non coopératives des États membres qui n’ont pas voulu jouer le jeu de la coordination européenne, mais aussi à la complexité et au caractère nouveau des problèmes posés.

La solution, au moins à court terme, pour réduire la demande adressée aux passeurs, est de favoriser la réinstallation (on parle aussi de relocalisation) ou l’emprunt de routes migratoires légales. Il faut admettre que ce problème risque de perdurer à moyen ou long terme. Des personnes fuyant les bombes issues de plus plusieurs pays continueront à émigrer, même en l’absence d’un cadre légal ou formel. Les restrictions accrues concernant les possibilités de regroupement familial peuvent être considérées comme préoccupantes. Il faut bien combiner des mesures de court terme avec des actions de moyen et long terme. Les mesures techniques de relocalisation proposées par la Commission européenne vont dans le sens d’une coordination juste et efficace de l’accueil des réfugiés. Il convient aussi de considérer cette question dans sa dimension économique d’investissement pour permettre l’intégration efficace des réfugiés sur le marché du travail.

Reportage réalisé en janvier 2018

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