À la découverte d’Ebodjé, village de pêcheurs au sud du Cameroun

Publié le 13 février 2024

Le journaliste Raphaël KRAFFT, l’envoyé spécial au Cameroun de Globe Reporters, écrit à ses quelques 400 rédacteurs et rédactrices en chef qui lui ont commandé 45 reportages/interviews.

Carnet de route

Bonjour à toutes et à tous,

Je vous écrivais dans mon dernier message être rentré du petit village de pêcheurs d’Ebodjé où je m’étais rendu pour interviewer les membres d’une association de protection des tortues. Voici mon récit.

Ça grouille à la gare routière de Kribi ! Je suis à la recherche d’un moto-taxi qui voudra bien m’emmener plus au sud, dans le village d’Ebodjé. Je suis arrivé la veille au soir dans un bus bondé depuis Douala, la capitale économique du Cameroun à 3h00 de route d’ici. J’étais heureux de revoir la mer ! Je m’y suis même baigné !

Deux jeunes océanographes que je viens d’interviewer pour Globe Reporters ont insisté pour m’accompagner à la gare routière pour négocier le prix du moto-taxi. Il s’appelle Patrick, je lui donne une vingtaine d’années. Sa moto en fait dix de plus. Ni une ni deux, il attrape mon sac à dos pour le fixer à l’arrière de sa moto à l’aide de vieilles chambres à air (1) et nous voilà partis pour deux heures de route entre jungle et océan.

La route est goudronnée jusqu’au port autonome de Kribi dont la construction a été commencée en 2012 (2). Après, c’est une piste en terre. C’est une caractéristique de l’Afrique : les infrastructures comme les routes (ou la distribution d’électricité) sont très souvent construites pour assurer l’extraction et l’exportation des matières premières, beaucoup moins au service des populations.

À part quelques générateurs, il n’y a d’ailleurs pas d’électricité à Ebodjé. Sa majesté Njokou DJONGO, chef traditionnel du village ne manque pas de me le rappeler lorsque je lui fais une visite juste après mon arrivée. Il devise avec ses notables (3) sous le grand manguier qui domine le parterre qui fait face à la chefferie traditionnelle lorsque je m’installe parmi eux pour présenter mes hommages et expliquer l’objet de ma présence ici.

Selon lui, la construction du port, une vingtaine de kilomètres plus au Nord, n’a rien apporté à son village : ni emploi pour les jeunes, ni infrastructures, et encore moins de goudron sur la route. Sa majesté est furieuse. D’autant qu’une mine de fer à ciel ouvert sera bientôt opérationnelle en amont de la rivière qui alimente son village en eau douce. "Ça ne nous apportera que des cancers et de la pollution" me dit-il. Et ce n’est pas tout, une société de production d’huile de palme est en train d’abattre 60 000 hectares un peu plus au sud pour planter ses palmiers. Outre les pesticides qui polluent les nappes phréatiques et se déversent dans la mer, les animaux sauvages, les éléphants notamment, privés de leur habitat, ravagent déjà les champs des habitants de la région.

Rien ne laisse penser que l’orage gronde pour les habitants d’Ebodjé. Le village a l’air si paisible, son cadre est idyllique. Je me presse pour aller voir la mer. La plage de sable blanc est ombragée de palmiers. Au loin, j’aperçois le rocher de la tortue qui symbolise l’attachement des habitants aux tortues marines qui viennent pondre ici depuis toujours (4).

Xavier, le coordinateur de Tube awu ("notre océan" en langue yassa) l’association de protection des tortues marines (5) installée dans le village m’explique que les tortues marines reviennent pondre à l’endroit même où elles sont nées après avoir parcouru des milliers de kilomètres jusqu’à atteindre l’âge de la fécondité, près de cinquante ans plus tard (6). L’explication demeure un mystère pour les scientifiques.

Yves, le fils du chef traditionnel, responsable du suivi des nids de tortues à l’association Tube Awu me propose de l’accompagner dans sa patrouille nocturne. D’ici le soir, il me faut trouver de l’eau et de quoi manger. Ce n’est pas une mince affaire, un décès survenu quelques jours plus tôt a vu les rares épiceries informelles dévalisées pour honorer le deuil. Une mer trop agitée a empêché les pêcheurs de sortir en mer et il n’y a plus de poisson depuis plusieurs jours faute de chambre froide pour pouvoir le conserver. Le cadre est paradisiaque mais la vie est dure à Ebodjé.

Je rationne mon eau que j’ai trouvée in extremis avant la patrouille. Il est 21h00 et il fait plus de trente degrés. Yves (7 & 8) m’annonce le programme : 12 kilomètres aller-retour pour dissuader les braconniers de piller les nids ou de tuer les tortues et calculer la température et le PH des nids de tortues dispersés sur l’immense plage. Pour ce faire, il est muni d’un petit appareil (9) qu’il plante dans le sable (10) pour recueillir les données qu’il enregistre et géo-localise sur une application dédiée. En chemin, nous contrôlons quatre nids de tortues olivâtres et un de tortue luth, la plus grande du monde, qu’on appelle Ndiva en langue yassa. L’un d’eux a été visité par les crabes qui ont fait un festin de ses œufs (11).

Minuit passé. Le village, enfin. Je suis épuisé. J’ai soif. Nous n’avons vu ni tortues, ni braconniers. Je n’ai pas réussi à obtenir de statistiques auprès de l’association de Xavier et Yves : y a-t-il plus ou moins de tortues qu’avant ? La lutte contre le braconnage est-elle efficace ? Combien de tortues sont prises dans les filets de pêche chaque année ? Ce que je sais, c’est que la construction du port autonome de Kribi a détruit plusieurs kilomètres de plages où venaient nidifier les tortues, que la fièvre immobilière (12) qui s’empare de la station balnéaire de Kribi contribue à détruire un peu plus les plages de la côte sud du Cameroun sans parler de cette mine de fer qui déversera ses produits chimiques dans la mer et les pesticides utilisés pour les palmiers à huile. Quel poids le braconnage pèse-t-il face à tout cela ?

Comme il est dangereux dans beaucoup de pays de critiquer le gouvernement et ses projets de développement agricole et industriel, les organisations de protection de l’environnement mettent l’accent sur "la sensibilisation des populations". Le lendemain matin, l’association Tube Awu se rend justement à l’école primaire du village pour informer les élèves de la nécessité de protéger l’environnement. Je les accompagne. Nous arrivons en pleine répétition du défilé en vue de la fête de la jeunesse qui a lieu chaque année le 11 février au Cameroun. Les enfants marchent au pas militaire (13). Ça me met mal à l’aise. Je n’en montre rien. J’en profite pour interviewer l’institutrice et le directeur qui n’ont pas vu leurs conditions d’enseignement s’améliorer ces dernières années (14).

Plus tôt, j’ai accompagné Blaise et Alexis à la pêche. Nous sommes partis dès potron-minet (15) pour relever le filet qu’ils avaient mouillé la veille au soir. La mer s’est un peu calmée et les deux pêcheurs espèrent remplir un peu leur porte-monnaie, ils sont sans revenu depuis plusieurs jours. Ils font partie d’une minorité parmi leurs pairs à posséder un moteur pour armer leur pirogue, les autres sont à la rame. Elle mesure une petite dizaine de mètres de long et doit peser plusieurs centaines de kilos. J’essaye tant bien que mal de les aider à la mettre à l’eau tout en enregistrant l’ambiance sonore. Au moment d’embarquer, je prie pour qu’une vague ne vienne pas m’emporter moi et surtout mon matériel qui supporterait mal un bain de mer. Ho ! Hisse ! Nous voilà partis. La lune, presque pleine, nous guide sur les flots. Blaise et Alexis (16) ont l’œil pour retrouver les deux bouées de part et d’autre de leur filet dans l’immensité de l’océan. Nous ne sommes pas arrivés que déjà le soleil perce la jungle de ses premiers rayons.

La pêche est maigre : beaucoup de crabes, une langouste, quelques dorades (17), un bar et un turbo. Blaise et Alexis sont tout de même satisfaits de revenir avec 5 ou 6 kilos de poisson. Ils sont petits malgré tout. C’est le problème de la pêche côtière, on attrape beaucoup de juvéniles. Au large, nous n’avons pas vu les chalutiers étrangers qui ratissent les fonds et appauvrissent la faune marine et les pêcheurs d’Ebodjé. Le midi, Blaise m’invite à sa table pour déguster un crabe (18). Je casse une pince avec mes dents, je n’ai rien avalé que déjà je ressens une sueur froide qui me traverse le corps et une douleur sur les lèvres : ça pique ! Blaise et son épouse se rient de moi et m’apportent vite du pain et de l’eau pour calmer le feu qui envahit ma bouche. Que j’aime Ebodjé ! Je m’y arrêterai à nouveau lorsque je me rendrai à Campo près de la frontière de la Guinée-équatoriale pour aller observer les gorilles...

Amicalement et confraternellement,

Raphaël, votre envoyé spécial.

Carnet de route envoyé le 11 février 2024

Sources photographiques

À la gare routière de Kribi, Patrick, moto-taxi, accroche le sac de Raphaël à l’aide vieilles chambres à air
À la gare routière de Kribi, Patrick, moto-taxi, accroche le sac de Raphaël à l’aide vieilles chambres à air
La construction du port en eaux profondes de Kribi a détruit de nombreuses plages où venaient pondre les tortues marines
La construction du port en eaux profondes de Kribi a détruit de nombreuses plages où venaient pondre les tortues marines
Sa majesté NJOKOU DJONGO, chef du village d’Ebodjé, en compagnie de ses notables réunis sous le manguier face au bâtiment de la chefferie traditionnelle
Sa majesté NJOKOU DJONGO, chef du village d’Ebodjé, en compagnie de ses notables réunis sous le manguier face au bâtiment de la chefferie traditionnelle
Le rocher de la tortue à Ebodjé
Le rocher de la tortue à Ebodjé
Xavier NDJAMO, coordinateur de l’association Tube Awu, devant la maison Ndiva qui accueille leurs locaux. Ndiva signifie “tortue luth” en langue Yassa
Xavier NDJAMO, coordinateur de l’association Tube Awu, devant la maison Ndiva qui accueille leurs locaux. Ndiva signifie “tortue luth” en langue Yassa
La tortue luth dessinée sur le mur du petit musée de l’association Tube awu est la plus grande tortue marine du monde
La tortue luth dessinée sur le mur du petit musée de l’association Tube awu est la plus grande tortue marine du monde
Départ pour la patrouille avec Yves NJOKOU DJONGO
Départ pour la patrouille avec Yves NJOKOU DJONGO
Yves NJOKOU DJONGO, responsable des patrouilles à l’association Tube Awu
Yves NJOKOU DJONGO, responsable des patrouilles à l’association Tube Awu
Yves utilise une sonde pour relever la température et le PH de chaque nid rencontré
Yves utilise une sonde pour relever la température et le PH de chaque nid rencontré
Yves plante la sonde dans chaque nid et enregistre les données sur son application mobile
Yves plante la sonde dans chaque nid et enregistre les données sur son application mobile
Des restes de coquilles d’œufs de tortues marines probablement mangés par des crabes
Des restes de coquilles d’œufs de tortues marines probablement mangés par des crabes
Immeuble en construction sur le front de mer à Kribi
Immeuble en construction sur le front de mer à Kribi
Les élèves de l’école d’Ebodjé se préparent au défilé de la fête de la jeunesse qui se tient chaque 11 février au Cameroun
Les élèves de l’école d’Ebodjé se préparent au défilé de la fête de la jeunesse qui se tient chaque 11 février au Cameroun
Faute de places assises, les élèves de l’école primaire d’Ebodjé doivent parfois suivre les leçons à même le sol
Faute de places assises, les élèves de l’école primaire d’Ebodjé doivent parfois suivre les leçons à même le sol
Lune presque pleine avant de partir à la pêche
Lune presque pleine avant de partir à la pêche
Blaise et Alexis, pêcheurs à Ebodjé
Blaise et Alexis, pêcheurs à Ebodjé
Une dorade pêchée par Blaise et Alexis
Une dorade pêchée par Blaise et Alexis
Le crabe pimenté à la table de Blaise le pêcheur
Le crabe pimenté à la table de Blaise le pêcheur
À la gare routière de Kribi, Patrick, moto-taxi, accroche le sac de Raphaël à l’aide vieilles chambres à air
La construction du port en eaux profondes de Kribi a détruit de nombreuses plages où venaient pondre les tortues marines
Sa majesté NJOKOU DJONGO, chef du village d’Ebodjé, en compagnie de ses notables réunis sous le manguier face au bâtiment de la chefferie traditionnelle
Le rocher de la tortue à Ebodjé
Xavier NDJAMO, coordinateur de l’association Tube Awu, devant la maison Ndiva qui accueille leurs locaux. Ndiva signifie “tortue luth” en langue Yassa
La tortue luth dessinée sur le mur du petit musée de l’association Tube awu est la plus grande tortue marine du monde
Départ pour la patrouille avec Yves NJOKOU DJONGO
Yves NJOKOU DJONGO, responsable des patrouilles à l’association Tube Awu
Yves utilise une sonde pour relever la température et le PH de chaque nid rencontré
Yves plante la sonde dans chaque nid et enregistre les données sur son application mobile
Des restes de coquilles d’œufs de tortues marines probablement mangés par des crabes
Immeuble en construction sur le front de mer à Kribi
Les élèves de l’école d’Ebodjé se préparent au défilé de la fête de la jeunesse qui se tient chaque 11 février au Cameroun
Faute de places assises, les élèves de l’école primaire d’Ebodjé doivent parfois suivre les leçons à même le sol
Lune presque pleine avant de partir à la pêche
Blaise et Alexis, pêcheurs à Ebodjé
Une dorade pêchée par Blaise et Alexis
Le crabe pimenté à la table de Blaise le pêcheur

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