Notre envoyé spécial part à la recherche d’une famille de gorilles qui vit dans une zone frontalière entre Cameroun et Guinée équotoriale.
Carnet de route
Alex s’arrête net. Il lève la main pour intimer le silence, se retourne d’un quart sur la droite et regarde en l’air. Je le fixe sans ciller renifler l’atmosphère suffocante de la jungle (nous crapahutons depuis 2h00 dans une végétation dense à un rythme de tabor traqué, je suis en nage). « Ça sent le singe », chuchote-t-il. Le singe ? Ça sent quoi le singe ? « Le caca », me répond-il sans trahir un rictus. Je suis la direction de son regard pour voir les branches de la canopée danser dans le petit matin. Des mandrills, probablement.
Nous sommes quatre. Enfin, nous étions quatre : Georges, le piroguier est resté veiller la chaloupe où nous avons débarqué. Nous sommes partis au petit jour depuis la plage de Campo beach à l’embouchure du fleuve Ntem qui marque à cet endroit la frontière entre le Cameroun et la Guinée équatoriale. Nous avons remonté son cours pendant près d’une heure avant d’accoster sur l’île Dipikar entourée d’eau par deux bras du fleuve Ntem. Alex est le pisteur. Le chef s’appelle Gérard, il est écogarde au ministère des Forêts et de la Faune du Cameroun. Alex et André ont le regard net, les épaules droites et je les suivrai jusqu’au bout du monde.
Nous arpentons les pistes du parc national de Campo Ma’an à la recherche d’une famille de gorille qui vit dans la zone. Le parc a été créé en compensation des hectares de forêts détruites par la construction du pipeline Tchad Cameroun qui relie sur plus de 1 000 kilomètres le gisement pétrolier de Doba au port en eaux profondes de Kribi. La réserve s’étend sur 264 000 hectares. Panthères, éléphants de forêt, chimpanzés, pangolin géant, buffles, etc. ; elle abrite la plupart des grands mammifères d’Afrique équatoriale. On y trouve aussi des crocodiles, des crocodiles nains, toutes sortes de serpents et plus de 300 espèces d’oiseaux.
Gérard ferme la marche, « pour assurer ma sécurité », insiste-t-il. Je m’échine à rester dans les pas d’Alex qui trottine comme un cabri sans égard pour les montées et descentes qui ponctuent la randonnée. Je demande une halte pour boire un peu. Eux n’ont pas emporté d’eau. Alex avise une branche d’une dizaine de centimètres de diamètre, la tranche d’un coup sec avec sa machette la lève vers le ciel au-dessus de sa bouche. Il en coule de l’eau comme au robinet ! Je goûte. C’est bien de l’eau. La mienne en bouteille parait bien fade à côté.
2h00 que nous marchons quand nous arrivons à la rencontre des « habitueurs » qui attendent sur une souche d’arbre mort le long du sentier : Eya, Chris et Melvin. Les 3 hommes ont pour mission d’habituer un groupe de gorilles à la présence des êtres humains pour permettre le développement de l’écotourisme dans la région. Je distribue des biscuits achetés la veille avant de m’asseoir sur une souche d’arbre et d’en mâcher un lentement.
Autour de nous, la jungle est dense et c’est à la machette que nous poursuivons notre progression têtes et troncs baissés pour nous frayer un passage dans la végétation. Entre mon téléphone que j’utilise comme caméras et appareil photo dans la main droite, mon appareil photo argentique autour du cou et le micro de mon enregistreur, je prends garde à ne pas m’emmêler les fils dans les branches qui entravent notre progression.
Les « habitueurs » commencent à faire claquer leurs langues sur leurs palais, un signe m’expliquent-ils pour se faire reconnaître des gorilles afin qu’ils ne chargent pas. Quand, soudain, j’entends le bruit de branches à quelques mètres devant nous. Alex, qui ouvre la marche, lève la main droite pour nous intimer de faire halte. Puis, il me prend par l’épaule et m’invite à regarder dans la direction de son bras où j’aperçois une forme noire que l’on distingue derrière les feuilles que la bête arrache pour se nourrir.
Impossible, cependant, de reconnaître un gorille. Je tourne la tête vers la droite et tombe dans le champ de vision d’un autre gorille. Je vois distinctement son visage, il n’est qu’à quelques mètres. Le temps d’un instant, nous échangeons un regard. Le mien est émerveillé, ému. Le sien me paraît triste, résigné comme si je n’étais pour lui qu’un touriste de plus qu’on lui a appris à ne pas tailler en pièce. Je ne brandis aucun de mes appareils électroniques pour saisir le moment et ne l’imprime que sur mes seules rétines. Trop tard pour la photo, je repartirai sans trophée, il s’est évanoui dans la nature.
Alex, qui n’a rien vu de mon échange avec ce gorille, m’attrape le bras pour me rappeler la présence de l’autre gorille toujours en train de se repaître de feuilles. Il me semble beaucoup plus proche de nous. Soudain, Alex émet un son qui ressemble à celui d’un oiseau de proie, « pour exciter le gorille » me dit-il. Ni une ni deux, le voici qui fonce vers nous en hurlant avant de s’arrêter net et de faire demi-tour. Tout le monde rit de ma surprise et de l’effroi qui a saisi mon visage. Quoique tout proche, je l’ai à peine vu.
Ils sont douze ou treize tout autour de nous, invisibles. « C’est une famille », me dit Alex. Le mâle dominant a été baptisé Akiba par l’équipe d’« habitueurs » ce qui signifie « merci » en langue Fang pour leur avoir permis de l’approcher. Ils traquent cette famille depuis 2010. Il y avait vingt individus à l’époque. Braconnage ? Maladie ? Eya, Chris et Melvin ignorent les raisons de la disparition d’une dizaine d’entre eux. Le plus jeune mâle s’appelle Biacé qui veut dire « mépris » en langue Fang. Peut-être était-ce lui avec qui j’ai échangé un regard tout à l’heure ? Deux bébés sont nés il y a quelques mois et grandissent normalement selon mes guides. Eya, Chris et Melvin ont été formés au concept d’habituation par des gardes centrafricains.
C’est un concept qui est mis en pratique dans l’ensemble des pays d’Afrique centrale qui abritent des populations de gorilles. C’est un moyen, selon leurs concepteurs, de conjuguer protection de la faune et de la flore et retombées économiques pour les populations locales par le tourisme généré avec l’observation des gorilles. J’éprouve un peu de gêne à me trouver là par ma seule capacité financière alors que la majorité des Camerounais n’y ont pas accès et notamment les populations de pygmées qui ne peuvent plus vivre de cette forêt qui leur est désormais interdite.
Le lendemain, je rencontrerai Sa Majesté Henry, le chef de la communauté pygmée dont les habitants vivent dans le plus grand dénuement, coincés dans des cabanes de fortune entre le parc national et les dizaines de milliers d’hectares de forêts en train d’être rasées pour planter des palmiers à huile.
Un carnet de route réalisé en mars 2024