La Louisiane, terre de mystères

Publié le 8 février 2024

Barry Jean ANCELET est chercheur et professeur émérite d’études francophones à l’Université de Louisiane à Lafayette, spécialiste du folklore louisianais francophone. Il répond aux questions des 1ère spécialité HGGSP du Lycée Guy MOQUET à Châteaubriant (44), et aux 4è 6 du collège Saint-Exupéry à Bourges (18), qui s’intéressent aux légendes et aux cultures populaires en Louisiane.

Culture et francophonie

Marine trouve le contact de Barry Jean ANCELET sur le site de son Université et lui envoie un message une semaine avant d’arriver à Lafayette. Il est d’accord pour répondre aux questions des globe-reporters et globe-reportrices et le rendez-vous est établi un mardi après-midi à la Maison Roy (Roy House) de l’Université, qui héberge depuis 2020 le Center for Louisiana Studies, un centre de recherche axé sur l’histoire et les cultures de Louisiane, fondé en 1973. Elle est située au 1204 Johnston Street, au croisement avec University Avenue.

 Avant l’interview, Marine se balade dans les allées de l’Université, une bâtisse toute en briques, dont chaque bâtiment est relié par des galeries. Sur le sol des galeries couvertes sont gravés les noms des diplômés sur des briques rouges, dont beaucoup de noms de famille sont d’origine française. En effet, Lafayette et sa région ont été le refuge des Acadiens et d’autres francophones venus s’y installer.

L’interview a ensuite lieu dans une des pièces très chic de la Maison Roy, une bâtisse historique construite au début du Xxè siècle. Ce jour-là, Marine a des problèmes techniques avec son micro utilisé pour les interviews. Cela peut arriver lors d’un entretien et il faut toujours avoir une solution de secours. Elle utilise alors les micros de son enregistreur. Le son reste bon, mais il capte plus l’ambiance et les bruits autour. Pour partager les informations récoltées, l’équipe décide donc de transcrire l’interview.

Pouvez-vous vous présenter et expliquer pourquoi vous parlez français ?

Je m’appelle Barry Jean ANCELET. Je suis né en Louisiane, j’ai grandi dans une famille de francophones qui était composée de Français immigrants, venus ici vers le début du XIXe siècle, et, de l’autre côté, d’Acadiens venus en Louisiane au milieu du XVIIIe siècle. La Louisiane est une ancienne colonie française et donc il y avait des francophones qui habitaient et qui habitent encore ici. Une partie de la population parle encore français, malgré l’américanisation.

Quelle part la culture créole a-t-elle dans les légendes de Louisiane ?

Il faut d’abord définir ce que veut dire créole. Ça voulait simplement dire né ici, fait ici. Les Français qui sont venus s’établir Louisiane, c’étaient des Français, des immigrants. Mais leurs enfants, on les appelait des créoles par le simple fait qu’ils étaient nés ici. Il y a aussi eu des créoles espagnols, parce qu’il y a des Espagnols qui sont venus aussi. Il y avait des créoles africains, qui avaient été emmenés ici de force pour travailler comme esclave dans les plantations. On faisait la différence entre un Africain qui venait d’Afrique et ses enfants nés ici : c’étaient des créoles.
Par extension, toutes les fusions culturelles qu’on retrouve en Louisiane, les influences de notre passé français, africain, antillais qui se sont mélangées ici dans la cuisine, l’architecture, la musique, la chanson, les contes... On appelle ça la culture créole, parce que c’est né ici, produit ici.
Dans un sens, toute la culture en Louisiane est créole. C’est le produit des influences d’ailleurs, mais la fusion qui s’est effectuée ici, c’est une fusion créole.
Il y a des traditions orales qui se ressemblent. En France, il y a des histoires concernant le petit Jean, qui finit par réussir par sa ruse, et non par sa force. On a quelquefois quasiment les mêmes histoires qui viennent d’Afrique, mais avec des animaux. Dans la tradition française, il y a petit Jean qui affronte le géant. Dans la tradition africaine, c’est le lapin qui affronte la hyène.
Quelquefois on entend la même histoire, mais une fois avec des personnages qui viennent de France, une fois avec des styles de personnages qui viennent d’Afrique. Les descendants des Africains apprenaient des histoires françaises, des descendants de Français apprenaient des histoires africaines. Les gens, blancs ou noirs, habitaient près de la même plantation ou dans le même voisinage. Ils entendaient les histoires des uns et des autres.C’est aussi une des raisons pour laquelle la musique cajun, la musique française de Louisiane, a beaucoup de blues, parce que ça a été influencé par les Africains. Et la musique créole est chantée en français, avec souvent des termes qui viennent du français. Il y a eu un magnifique mélange.

Est-ce que les légendes africaines ont été mixées avec les légendes indiennes ?

Oui, toute la tradition orale a été brassée dans le même pot. Ça fait une sorte de mélange d’histoires, tout se mélange. S’ajoute à ça l’influence des Amérindiens. Ils ont influencé la cuisine, l’architecture, la musique et la tradition orale des contes.
Par exemple, le côté garou, le pouvoir de changer d’apparence, c’était connu en France, en Afrique et chez les Amérindiens. Ces notions se sont renforcées parce que tout le monde pensait à peu près la même chose. Ce sont des mythes universels.
C’est pareil pour l’humour : les Africains, c’étaient des esclaves, puis des gens sans beaucoup de moyens. Les cajuns, c’étaient aussi des gens qui avaient été des paysans en France et qui sont restés modestes. Même chose pour les Amérindiens. Ces trois cultures différentes apprécient les histoires avec un petit qui réussit à gagner contre le grand. Il y a un côté carnavalesque qui est populaire, parce que les petites gens aiment renverser le pouvoir. Ils trouvent ça drôle, de rire des défauts des riches, des prêtres, des politiciens, de tous ceux qui sont au pouvoir. On aime les voir trébucher.

La sorcellerie est-elle pratiquée en Louisiane ?

Non, je ne sais même pas ce que ça veut dire. En France, c’était quoi la sorcellerie ? Des femmes qui étaient accusées d’être différentes, trop intelligentes, trop fortes ou d’avoir un pouvoir que les hommes ne comprenaient pas. Elles étaient condamnées par l’église. Est-ce que ça représentait vraiment une religion ou une croyance ? Je ne crois pas. Est-ce qu’il y a des femmes qui restent incomprises parce qu’elles sont trop fortes ? Oui, ça continue, mais on ne les brûle plus, on les apprécie !

Est-ce que vous avez entendu parler de la sorcière Yazoo ?

Non. Ce que je peux dire sur les sorcières, c’est que, jusqu’à aujourd’hui, dans la tradition acadienne (une partie de nos ancêtres vient d’Acadie au Canada), au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, au Canada et jusqu’à un certain point ici aussi, il y a cette idée qu’une femme (mais ça peut être un homme aussi) issue d’une partie de la société plutôt défavorisée, mais qui a beaucoup de pouvoir, beaucoup d’influence, suscite la méfiance d’autres couches de la société. On les appelle sorciers et sorcières, alors que ce sont simplement des gens qui ont de l’influence dans leur communauté. Comme par exemple en Acadie, il y avait Marie-Agélas. On racontait des histoires sur elle. Mais il n’y avait pas de magie, c’était simplement une personne qui avait une certaine force, une influence dans sa communauté. Ça dérangeait les gens qui avaient du pouvoir, parce qu’ils ne voulaient pas qu’elle crée trop de tensions dans la société.
Souvent, des sages-femmes étaient considérées comme des sorcières, parce qu’elles savaient des choses que les autorités ne comprenaient pas, des choses qu’on n’apprenait pas à l’église ou à l’école, mais de bouche à oreille. Quelquefois ça dérangeait, on s’en méfiait. Il y a beaucoup de choses que les hommes médecins ne comprenaient pas concernant le corps d’une femme, mais que les femmes comprenaient grâce à leur expérience.
Il y avait des femmes surtout, mais aussi des hommes, qui observaient quelles plantes en tisane calmaient une indigestion, des rhumatismes, de l’arthrite ou des problèmes de respiration. Ce n’était pas de la magie, c’était de l’observation de la nature. Si on ne comprenait pas comment ça fonctionnait, on pouvait prendre ça pour de la magie et c’était condamné. En même temps, cette magie aidait à guérir les gens, donc il y avait une véritable valeur.
Autrefois, ce qu’on appelait des sorcières, on aurait pu les appeler des médecins, des guérisseuses. Ça, ça existe encore en Louisiane. On les appelle des traiteurs, des guérisseurs, qui connaissent cette médecine. Il y en a qui disent des prières, des incantations pour effectuer des guérisons.

Qui est Marie LAVAUX dont la tombe est au cimetière Saint-Louis de La Nouvelle-Orléans ?

Je sais que c’était une pratiquante du vaudou. Elle avait beaucoup de pouvoir dans sa communauté. Mais je ne suis pas spécialiste de Marie LAVAUX, ce n’est pas mon monde.

Pourquoi la légende raconte-t-elle que le célèbre guitariste, Robert JONHSON aurait vendu son âme au diable ?

Parce qu’ils ne comprenaient pas comment quelqu’un avait pu apprendre à jouer aussi bien, aussi vite. A ses débuts, il essayait de jouer, il était passable. Il a disparu pendant un temps, il est revenu et il pouvait jouer merveilleusement bien. Ça vient aussi avec la pratique, pas besoin de diable là-dedans. Lui jouait là-dessus, il avait fait une chanson « Went down to the crossroads ». Il disait dans des interviews : « C’est parce que j’ai pratiqué, j’ai joué. Il y a la fameuse règle des 10 000 heures : si on veut être vraiment bon dans quelque chose, faut pratiquer pendant 10 000 heures ». Les Beatles, qui sont sortis de soi-disant nulle part pour devenir d’énormes vedettes, ils ne sont pas sortis de nulle part, ils ont joué pendant des années dans des boîtes de nuit en Allemagne, puis en Angleterre. Ils ont pratiqué, ils ont joué. C’est ce qu’a fait Robert JOHNSON pendant son absence. Ce n’est pas qu’il a été tapé sur la tête par le diable, c’est qu’il a pratiqué, il a répété, il est devenu bon.

Est-ce que ces histoires, ces croyances populaires, ces légendes ont un lien avec les religions ?

Oui, jusqu’à un certain point, les Européens qui sont venus ici étaient tous chrétiens, catholiques surtout. Les Africains avaient d’autres croyances. Ils sont devenus chrétiens ici, mais les autres croyances n’ont pas complètement disparu. Il y a eu comme une fusion de religions là aussi. Et même la France n’a pas toujours été chrétienne. Avant le christianisme, il y avait déjà d’autres croyances, qui ont été cachées sous la couche du catholicisme. Souvent, quand on trouvait une grotte sacrée dans un bois, on construisait une chapelle dessus.
Il n’était pas question de détruire l’ancienne croyance, mais de l’apprivoiser, de la détourner, d’expliquer que ça avait toujours été chrétien. C’est comme une table : si je prends une nappe et que je la mets sur la table, ce qu’on voit, c’est la nappe. Mais ce qui donne la structure, qu’on ne voit plus, c’est la table, elle ne disparaît pas. Les croyances anciennes ne disparaissent pas, elles évoluent dans une certaine direction, mais souvent, il y a des croyances anciennes à la base de tout ça.
Pourquoi, par exemple, s’habille-t-oin en animal pour le Mardi gras ? Il y a les Lupercales, les Saturnales, les anciennes fêtes qui ont précédé l’arrivée du christianisme en Europe. Le christianisme s’est surimposé là-dessus. Il y a de vieilles croyances, qui sont encore là, qui s’expriment en termes chrétiens, mais qui viennent de plus loin.
Dans les Lupercales, les gens s’habillaient en animal et fouettaient les femmes, les arbres... pour assurer la fertilité dans l’année à venir. Il y a quelque chose de similaire qui se passe encore pendant Mardi gras, le courir de Mardi gras.

Est-ce que vous ou quelqu’un de votre entourage a déjà vécu une expérience paranormale ?

Non, je n’y crois pas. J’ai entendu beaucoup d’histoires. J’apprécie ça pour expliquer les phénomènes naturels. Mais non, je cherche toujours une explication scientifique.

Y a-t-il des vampires dans les légendes en Louisiane ?

Non, les vampires ne faisaient pas partie de notre tradition orale, à ma connaissance. C’était dans les romans, c’était une croyance populaire en France, mais le vampire moderne et très sophistiqué, ce vampire est né dans la littérature.
La version du vampire d’Anne RICE est née dans la littérature. Le vampire de la tradition orale, même en Europe, était un grotesque ogre, qui puait, qui était littéralement mal mort. Il sortait de la tombe puis tombait en morceaux. C’était plutôt comme un zombie. Ça, c’était le vampire traditionnel. Le vampire littéraire nous fascine aujourd’hui parce qu’il vit une existence en conflit. Il sent le besoin de tuer, mais il ne veut pas tuer. Il est séduisant. Il se promène parmi le monde. En grande partie, ça a été influencé par le fait que les gens ont commencé à vivre la nuit, avec l’éclairage. On commençait à sortir la nuit alors qu’avant, on ne sortait pas la nuit, on restait chez soi. Il y a eu toutes ces peurs liées à la nuit. Et avec la science, le développement de la technologie : on a commencé à voir émerger ce vampire séduisant, cultivé.

Question Bonus : Pourquoi, selon vous, y a-t-il beaucoup de films qui se passent en Louisiane, avec des histoires de vampires ?

C’est dû à Anne RICE, une auteure qui habitait à la Nouvelle-Orléans qui a beaucoup écrit sur les vampires. La Louisiane fournit à Hollywood un contexte qui n’est pas totalement américanisé, c’est un endroit où quelque chose de surnaturel pourrait se passer.

Un entretien réalisé en janvier 2024

 

Sources photographiques

Croisement de Johnston Street et University Avenue à Lafayette © Globe Reporters
Croisement de Johnston Street et University Avenue à Lafayette © Globe Reporters
Blason de l’University of Louisiana à Lafayette © Globe Reporters
Blason de l’University of Louisiana à Lafayette © Globe Reporters
Place centrale de l’University of Louisiane à Lafayette © Globe Reporters
Place centrale de l’University of Louisiane à Lafayette © Globe Reporters
Galeries en briques rouges qui relient les bâtiments de l’université © Globe Reporters
Galeries en briques rouges qui relient les bâtiments de l’université © Globe Reporters
Les noms des diplômés sont gravés au sol. On peut y voir de nombreux noms de famille d’origine française © Globe Reporters
Les noms des diplômés sont gravés au sol. On peut y voir de nombreux noms de famille d’origine française © Globe Reporters
Portrait de Barry Jean ANCELET sur le porche de la Maison Roy © Globe Reporters
Portrait de Barry Jean ANCELET sur le porche de la Maison Roy © Globe Reporters
La Maison Roy héberge le Center for Louisiana Studies depuis 2020 © Globe Reporters
La Maison Roy héberge le Center for Louisiana Studies depuis 2020 © Globe Reporters
Croisement de Johnston Street et University Avenue à Lafayette © Globe Reporters
Blason de l’University of Louisiana à Lafayette © Globe Reporters
Place centrale de l’University of Louisiane à Lafayette © Globe Reporters
Galeries en briques rouges qui relient les bâtiments de l’université © Globe Reporters
Les noms des diplômés sont gravés au sol. On peut y voir de nombreux noms de famille d’origine française © Globe Reporters
Portrait de Barry Jean ANCELET sur le porche de la Maison Roy © Globe Reporters
La Maison Roy héberge le Center for Louisiana Studies depuis 2020 © Globe Reporters

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