Ancienne envoyée spéciale de Globe Reporters au Vietnam, Elodie VIALLE travaille aujourd’hui pour l’ONG française Reporters sans frontières. Elle répond aux questions des globe-reporters de Bizerte.
Assises du journalisme de Tunis
Pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Elodie VIALLE, je suis Responsable du Bureau Journalisme & Technologie de Reporters sans frontières. Mon travail consiste à écrire des articles sur les nouvelles atteintes à la liberté de l’information en ligne. Je travaille donc sur la censure en ligne (dans beaucoup de pays les dirigeants coupent internet lorsqu’ils n’aiment pas ce qui est publié), la surveillance des journalistes. Je fais des recherches sur la manière dont les contenus des médias sont " noyés " sur les réseaux sociaux comme Facebook, pour trouver des solutions afin de favoriser les informations de qualité plutôt que les fausses informations.
Comment procédez-vous pour établir votre classement mondial de la liberté de la presse ?
Le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières est élaboré à partir d’une méthode scientifique. Un questionnaire de 117 questions portant sur 7 critères (pluralisme, indépendance des médias, environnement et autocensure, transparence, infrastructures, exactions, cadre légal) est envoyé à des dizaines d’experts spécialistes des 180 pays classés. On regarde par exemple le nombre de journalistes emprisonnés dans le pays, l’existence d’un cadre légal qui favorise la liberté des médias, la transparence sur l’identité des propriétaires des médias, est-ce qu’il est possible pour des médias non proches du pouvoir politique de s’exprimer, etc. L’objectif est de dresser un état des lieux de la liberté de la presse dans chaque pays. Et pour cela, nous croisons les sources ! C’est l’une des bases du journalisme.
Quel est l’état des lieux de la liberté de la presse en 2018 ? D’une manière plutôt générale.
Plutôt négatif ! Ce classement donne lieu à une carte, avec des pays colorés en blanc (si la situation est favorable au journalisme), en jaune, orange, rouge ou noir. Et la carte est de plus en plus noire ! Au 1er octobre 2018, 56 journalistes ont été tués dans le monde en raison de leurs activités professionnelles, et ce chiffre dépasse les chiffres globaux de l’année 2017, où 55 journalistes professionnels avaient été tués. Plus de la moitié d’entre eux ont perdu la vie en zone de guerre.
Nous nous inquiétons aussi beaucoup de la montée de la haine contre les journalistes dans nos démocraties. Lorsque des chefs d’État comme Donald Trump accusent les journalistes de colporter des " fake news " ou lorsque le président tchèque Milos Zeman arrive en conférence de presse avec une fausse kalachnikov sur laquelle est notée " pour les journalistes ", ils légitiment d’une certaine manière la violence à l’égard des journalistes. N’oublions pas que la liberté de la presse est la liberté qui permet de vérifier l’existence de toutes les autres.
Quels sont les droits fondamentaux que RSF revendique pour les journalistes ?
RSF se bat pour la liberté de l’information, et donc la liberté pour ceux qui pratiquent le journalisme d’exercer leur métier de manière indépendante, c’est-à-dire à l’abri des pressions politiques ou financières. Cela signifie défendre aussi le pluralisme de l’information, à savoir la possibilité d’avoir une presse diversifiée, avec plusieurs points de vue. Les journalistes et ceux qui travaillent avec eux sur le terrain (les " fixeurs ") doivent pouvoir travailler en toute sécurité, physique et numérique.
Est-ce que RSF propose des solutions pour améliorer les conditions de travail des journalistes ?
Bien sûr, RSF propose des gilets pare-balles, des assurances pour les journalistes. RSF anime aussi des formations en cyber-sécurité pour les journalistes, car la surveillance en ligne se généralise. Par exemple, ceux qui veulent réduire au silence les journalistes leur envoient des emails les incitant à cliquer sur de faux liens pour ensuite accéder à leur boîte mail, ce qui constitue une menace pour les sources des journalistes qui acceptent de leur parler, souvent sous couvert d’anonymat dans les zones sensibles, ou pour les journalistes eux-mêmes ! Nous conseillons d’utiliser l’application Signal par exemple pour avoir des communications privées.
Que fait RSF quand des journalistes sont victimes de violence ?
RSF est informé via son réseau de 130 correspondants et ses 17 bureaux et représentants à l’étranger de la situation de la liberté de la presse. Lorsqu’une urgence se présente, par exemple si un journaliste est emprisonné, nous dénonçons la situation si c’est pertinent via un article et/ou nous rencontrons les autorités. Nous avons aussi un statut consultatif à l’ONU et discutons avec les plateformes comme Facebook ou Twitter lorsqu’un journaliste reçoit des menaces de mort en ligne par exemple.
Notre pôle Assistance peut aussi délivrer une aide d’urgence à un journaliste, contribuer à le sortir d’un pays si nécessaire. Nous faisons aussi des actions " coup de poing " pour interpeller l’opinion publique, comme lorsque nous avons éteint la Tour Eiffel le 1er novembre 2018, à la veille de la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes, et un mois après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. Notre rôle est de faire en sorte que personne n’oublie ces journalistes victimes de violence, c’est pourquoi nous publions le classement mondial de la liberté de la presse, mais aussi des articles sur les journalistes détenus par le régime saoudien.
La France est-elle une bonne élève en matière de liberté de la presse selon RSF ?
La France est classée à la 33e place sur 180 pays du Classement 2017, et a gagné 6 places depuis 2017 ; elle est donc plutôt en bonne position, mais toujours derrière de nombreux pays comme les pays du Nord de l’Europe (Norvège, Suède, Pays-Bas etc., en tête du Classement), derrière la Jamaïque, le Costa Rica, l’Allemagne et le Portugal, etc. Plusieurs raisons à cela : en France, les médias sont possédés par des grands groupes industriels. Pour RSF, cela ne favorise pas l’indépendance éditoriale. Par ailleurs, les attaques verbales récurrentes de personnalités politiques contre les journalistes sont un très mauvais signe pour notre pays. Ces politiques s’en prennent aux journalistes car ils sont les messagers d’une information qu’ils veulent faire taire lorsqu’elle ne va pas dans leur sens. Le travail des journalistes est nécessaire pour notre liberté à tous, et plus récemment, nous avons signalé aussi comme très inquiétantes les agressions contre des journalistes lors de manifestations.
Merci de conclure en nous parlant de la situation en Tunisie.
La Tunisie est classée 97e au Classement mondial de la liberté de la presse. La transition démocratique est toujours en cours ; les pressions exercées sur les journalistes perdurent, ainsi que plusieurs cas d’interpellations, et plusieurs ONG ont exprimé leur inquiétude quant aux lenteurs et aux manquements qui marquent l’élaboration d’un nouveau cadre légal relatif au secteur médiatique. RSF a rencontré le président tunisien Beji Caied Essebsi en novembre dernier et a salué la volonté de la Tunisie de s’engager dans un processus international sur l’information et la démocratie ; c’est un signe positif. Vous pouvez retrouver tous les articles sur la Tunisie ici. Par ailleurs, en cliquant sur notre carte, vous pouvez accéder à des fiches pays par pays, qui peuvent vous être utiles pour vos exposés par exemple.
Sources photographiques
Une partie du travail d’Elodie consiste à faire entendre nos revendications auprès des acteurs qui ont un pouvoir de changement pour améliorer la situation de la liberté de la presse ; les parlementaires, les instances internationales (UNESCO etc.), mais aussi les acteurs technologiques, c’est-à-dire les plateformes (Facebook, Google, etc.) qui sont des entreprises privées qui jouent un rôle important aujourd’hui dans la distribution de l’information. Ici, présentation mi-octobre de la carte mondiale de la liberté de la presse à Londres, lors du festival de Mozilla.
Elodie VIALLE fait régulièrement des interventions publiques, comme ici d’une conférence à l’UNESCO sur l’intelligence artificielle et les droits humains, dans le cadre du forum international sur la gouvernance de l’Internet. J’ai rappelé à cette occasion que les nouvelles technologies sont aussi utilisées pour intimider les journalistes ! Crédit : Nnenna Nwakanma /World Wide Web Foundation
Le 1er novembre 2018, RSF a éteint la Tour Eiffel, avec le soutien de la Mairie de Paris, en hommage aux journalistes tués, à la veille de la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes. Je suis à gauche sur la photo, tenant la photo de la journaliste de Radio France Internationale Ghislaine DUPONT, assassinée avec son collègue technicien de reportage Claude VERLON il y a 5 ans au Mali. La lumière n’a toujours pas été faite sur les circonstances précises de leur assassinat et sur le mobile de leur enlèvement. Crédit : DR.
Elodie, en reportage au Vietnam pour Globe Reporters en 2017.