Pour aller à la rencontre des habitants du village de Taluen et gagner leur confiance, l’envoyée spéciale des globe-reporters prend le temps de participer aux tâches quotidiennes.
CARNET DE ROUTE
Je n’ai pu vous donner de nouvelles plus tôt, car en pays amérindien l’internet qui devrait fonctionner ne fonctionne pas. Quant à la boite aux lettres jaune de la poste, elle attend en vain qu’on l’utilise puisqu’il n’y a pas de magasin où acheter des timbres.
Ce matin, les nappes de brume peinent à se dissiper au-dessus du village de Taluen, sur la rive du fleuve Maroni. Au pied des maisons sur pilotis, les femmes sont déjà affairées à la préparation du manioc. Les hommes partent chasser et pêcher comme tous les matins.
Les enfants, eux, se pressent dès 7h00 pour se rendre à l’école en kalimbé, un pagne rouge.
Mais l’ambiance n’y est pas. Le village pleure l’un des siens. Une femme de l’ethnie Teko d’un village plus en amont vient de se donner la mort. Un suicide de plus. Depuis les années 2000, le taux de suicide est ici vingt fois supérieur à la moyenne nationale. Un par mois, dès l’âge de 12 ans ! Ces suicides sont le signe d’une grande souffrance des Amérindiens. Il y a l’échec scolaire (très peu ont le baccalauréat). Un taux de chômage qui dépasse 70%. L’isolement et de ce sentiment d’être considéré comme des bêtes curieuses à étudier.
Quand les visiteurs arrivent jusqu’à ces confins de la République, ils restent à peine quelques jours. Ils sont journalistes à la recherche d’information sur l’orpaillage clandestin, sur les suicides ou sur l’échec scolaire comme une journaliste du magazine Télérama qui est venue la semaine dernière.
Ces jours-ci, c’est un jeune couple bardé de sacs à dos qui souhaitent rédiger un article sur l’éducation et le mal être des jeunes des communautés. Les autres visiteurs sont en général du milieu associatif. Ils sont pleins de bonnes intentions. Ils proposent des ateliers de paroles pour les femmes, des ateliers de cinéma pour les jeunes, de faire du jardinage aux les enfants pour les sensibiliser à la préservation de l’environnement. À eux, un peuple qui vit en harmonie avec la forêt depuis des siècles. Tous restent trois jours et repartent.
Les Wayanas répètent en boucle leurs histoires depuis tant de temps qu’ils n’y voient plus aucun intérêt. Ils en ont ras le bol. Ils se replis sur eux, en particulier les jeunes qui passent leurs journées les yeux rivés sur la télévision ou accrochés à des jeux vidéo. Quand ils ne prennent pas la pirogue pour aller chez le Chinois, de l’autre côté de la rive, au Surinam, pour y acheter de l’alcool bon marché.
Tout cela est bien triste. Je décide de rester en retrait pour ne pas les déranger. Et la pluie intense n’aide pas à remonter le moral. Le ciel tombe en trombes d’eau. Seule l’arrivée d’un serpent, le grage, très dangereux sur le chemin qui mène au carbet ravive l’esprit communautaire. Ce sont les femmes qui avec leur bâton le tuent. Son venin peut être mortel à la différence des centaines de moustiques qui me dévorent malgré les produits antimoustiques que je m’applique. Par précaution, je prends aussi un médicament contre le paludisme, car certains sont porteurs de cette maladie mortelle.
Et puis il y a d’autres moustiques minuscules qui se glissent sous ma peau, ça gratte terriblement ! Heureusement la femme d’Ayma OPOYA chez qui je suis logée passe des heures à me les retirer et ça l’a fait beaucoup rire. En fin de soirée, sans détour, elle me dit : « C’est toi qui prépares le repas demain ». Elle me lance un défi. Je ne sais pas cuire la galette de manioc, ni pêcher le poisson-chat, alors comme faire ? Par bonheur, j’ai avec moi des pâtes italiennes achetées à Paris. Alors je décide d’aller chez le Chinois les agrémenter de sauce tomate.
Chez le Chinois, c’est la caverne d’Ali Baba. On y trouve de tout : des soupes lyophilisées, des armes, de l’alcool et même de l’essence. Mais faut payer en euros ou en or.
Je me débrouille donc avec les moyens du bord et mes hôtes goûtent pour la première fois des pâtes all dente. « Pas mal », me disent-ils. Ces petits gestes du quotidien qui n’ont rien à voir avec le travail de journaliste sont pourtant nécessaires pour gagner la confiance des femmes de la communauté. Et faciliter ma mission de reporter.
Elles m’invitent même à préparer le cachiri avec elles. Il faut éplucher 80 kilos de manioc, le mixer et le faire cuire pour obtenir cette bière de l’Amazonie. Je leur raconte que chez les Kichwas Sarayaku, un peuple d’Équateur, un pays où j’ai réalisé plusieurs reportages, il n’y a pas de mixeur. Les femmes mixent le manioc en le mastiquant le manioc. Cette anecdote les fait beaucoup rire, mais il faut se remettre au travail, car samedi c’est l’anniversaire de Kama le grand frère d’Ayma. Il va aussi fêter son diplôme d’instituteur. C’est rare. Ce sera une grande fête. L’occasion doit se fêter avec tous les honneurs amérindiens !
Les enfants du village qui me voient parler et rire avec leurs mamans sont maintenant plus ouverts. Ils m’interpellent et me demandent :
- Comment tu t’appelles ?
- Tu viens au fleuve avec nous ?
Je les accompagne et j’en en profite pour me laver puisqu’au village c’est la seule douche ! On s’apprivoise et, de temps en temps, je sors mon appareil photo, mais ils n’aiment pas qu’on les photographie. Alors, je leur prête mon appareil et ce sont eux qui font les photos.
Petit à petit, l’étrangère venue de Paris se fond dans le décor et leur quotidien. La vie s’écoule tranquillement : lever 6h00, puis rencontres au fil de la journée et coucher à 20h30.
Et puis un soir, le Tukusipan, le carbet communautaire, est inhabituellement animé. C’est la présentation du projet Sawa : un portail numérique de culture wayana initié par les Wayanas en collaboration avec le Musée du Quai Branly et le CNRS. C’est l’occasion pour certains habitants de découvrir, ou redécouvrir, des objets rituels et des photos vieilles de 70 ans. Tout d’un coup, la soirée devient magique. Ici, on reconnait le grand-père, une grand-mère. C’est un moment unique de partage.
« Si tous ces blancs qui viennent chez nous pouvaient nous apporter quelque chose au lieu de nous voler nos savoirs ou nous étudier », me souffle un jeune à l’oreille.
Le lendemain, je suis invitée à l’école pour présenter le projet Globe Reporters. Les parents acceptent que je photographie les enfants. Les habitants viennent me raconter leurs projets. Stan s’est lancé dans l’agriculture moderne. Sylvana rêve d’être actrice de téléréalité. Il aura fallu une semaine pour qu’ils retrouvent leur joie de vivre et m’accordent leur confiance. Maintenant, à moi de ne pas les décevoir.
Mais l’heure du départ a déjà sonné. Le voyage en pirogue est à chaque fois une aventure. Cette fois, une pièce du moteur a cassé et on doit attendre quelques heures la pièce de rechange. Ce n’est qu’en fin d’après-midi que je débarque à Maripasoula : cette ville aux allures de Far West accueillie par la musique du Suriname et ces décibels qui ne cessent qu’à 3h00 du matin.
À Maripasoula, c’est autre ambiance. Dans la rue principale. Je croise : une sœur évangéliste en mission et une autochtone âgée en pagne rouge suçant des écorces d’arbre, un pharmacien avec l’accent du sud-ouest de la France, un orpailleur clandestin machette en bandoulière et des hommes qui engloutissent bière sur bière au Péruvien, le bar de Maripasoula, des jeunes lycéens de retour au village pour les vacances et des familles venues encaisser leur RMI et leurs allocations familiales à la poste de Maripasoula ou allant pointer à Pôle emploi. Vous l’aurez compris, c’est un univers interlope.
Par contre toujours pas d’Internet. Mais ici le téléphone fonctionne et ça peut servir pour confirmer les rendez-vous que je dois décrocher. Après une parenthèse au cœur du monde de la forêt, c’est le retour vers un mode de vie plus moderne, à la frontière de deux mondes et deux pays : la France et le Suriname qu’on voit de l’autre côté du fleuve. Dans 3 jours je serai à Cayenne ; alors je profite encore un peu de la magie du fleuve et de cette vie hors norme et hors du temps.
À bientôt.
Votre envoyée spéciale.
Un carnet de route rédigée en janvier 2020
Sources photographiques
Arrivée à Taluen.
Un panneau Bienvenue à Taluen accueille les visiteurs.
Comme dans toutes les communes de France, il y a une mairie à Taluen.
Une maison traditionnelle sur pilotis.
Un téléphone d’un autre âge.
C’est ici que le capitaine du village rencontre habitants et visiteurs.
Match amical.
Un jeune regarde le match PSG-Monaco.
Le hamac de notre envoyée spéciale, avec sa moustiquaire.
Ancelle portant près de 50 kg de manioc sur son dos.
Épluchage du manioc
Cuisson de la galette de manioc.
Ingrédients pour le cachiri, la bière d’Amazonie.
Dernière étape le filtrage pour faire obtenir le cachiri.
Ancelle en termine avec la préparation du cachiri pour la fête.
Le carbet cuisine des hôtes de notre envoyée spéciale.
Enfants à l’école de Taluen.
Enfants prenant la pause devant leur grande sœur qui tient l’appareil photo.
Le capitaine du village présente le projet Sawa.
La femme de Kaweit photographie la photo de son père. En arrière-plan, des journalistes.
Le père de la femme de Kaweit en 1950.
Vue sur le fleuve Maroni.
Autre vue sur le Maroni.
Il est partout, le fleuve Maroni.
Enfants au bord du fleuve.
Chercher l’intrus de la photo.
Petites filles jouant au fleuve.
Vue de la rive du Surinam.
Arrivée en pirogue chez le Chinois, rive du Suriname.
Magasin du Chinois.
Marchandises qu’on ne trouve qu’ici.
La station-service appartient aussi au Chinois.
Le pharmacien de Maripasoula est originaire du sud-ouest de la France.
Les bureaux de Pole-emploi à Maripasoula.